• GONZO : Clodo & Cie , ethnographie

     J'arrive à Perrache, l'enquête débute, avec beaucoup d'interrogations, de recommandations mais surtout avec une curiosité craintive, entre peur et envie de comprendre. Je rejoins Cécile et Jeanne sur la place Carnot. On ne sait pas comment s'y prendre, trois étudiants lâchés dans la nature qui s'apprêtent à arpenter une montagne. On s'assoit, on observe, on écrit sur les quelques SDF qui sillonnent la place. On tourne autour de Perrache à leur recherche, on ne se sent pas à notre place et on se le dit.  Deux heures ainsi, perdues face à l'immensité de notre sujet et face à notre méconnaissance des méthodes autant que du terrain. Enfin on rencontre des bénévoles de médecin du monde qui nous emmènent à leur « bus » où ils distribuent cafés, gâteaux et seringues.

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     « ça ira » dis-je timidement en prenant le gobelet chaud

    Le froid a jeté son dévolu sur la petite troupe regroupée autour du camion de médecin du monde, il y a là une dizaine de personnes, les mêmes vues l'après midi, qui gobelet en main scrutent et discutent le ciel orageux. On s'approche avec les deux bénévoles, les filles engagent la discussion avec elles, moi je me roule une cigarette pour tenter de me réchauffer et commencer à observer. Une main armée d'un café se tend vers moi, je relève la tête et je vois un bénévole qui me gratifie d'un sourire en me demandant si je veux des gâteaux.
    « ça ira » dis-je timidement en prenant le gobelet chaud. A la première gorgée je comprends l'intérêt du fourgon, mais je n'ai pas le temps de tergiverser sur le rôle de l'humanitaire qu'une silhouette voutée s'approche de moi.
            La trentaine abimée sous une veste immense d'où s'échappe un visage long parsemé de cicatrices qui se clôturent dans un sourire auquel on a arraché les dents. La conversation s'engage sur un sujet que je n'avais pas prévu. Il me demande si je sais où dormir. Question inopinée qui me transforme tout à coup en sdf à ses yeux. Occasion ou tromperie, je ne sais pas mais en tous cas je saisis l'opportunité de discuter avec lui en tant que clodos et je lui réponds que la gare de Perrache devrait faire l'affaire.
    « T'es pas fou non, c'est trop dangereux là bas, y'a les bus et puis les flics vont te virer !» dit-il en cassant ses mots. Voyant mon regard incrédule de blanc bec il me conseil d'appeler le 115 voir si y'a d'la place dans les centres.
    « Ah nan, je sais pas trop, j'préfère pas, c'est pas dangereux là bas ? »Il s'écoule quelque secondes avant qu'il ne me réponde un énigmatique « si ».
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    "il y a une péniche sur la Saône où l'on peut jouer aux cartes, discuter et boire du café mais que par contre ils n'acceptent pas les ch
     Un autre arrive vers nous et tandis qu'ils échangent quelques mots (je comprends seulement un nom: Paul) le nouveau venu me regarde en coin, puis il s'en retourne et dit :

    « Voila, moi maintenant j'parle plus au gens que j'connais pas! » Vlan dans tes dents, pourtant il me dira lui aussi de ne pas dormir sous Perrache.
    Je me retrouve donc avec Paul et c'est lui qui redémarre la discussion avec un certain accent paternel :
    « Sinon tu peux essayer d'aller vers Villeurbanne, y'a plein de coins par là-bas ou au commissariat des fois ça marche ! » J'ai l'impression d'être Jean Valjean qui frappe à la porte de la prison pour y passer la nuit. Rien n'aurait donc changé depuis Victor Hugo !
           Il continue à me dire les endroits « au chaud et pépère » qu'il connait : Les banques, sous la chaufferie des devantures de magasins, les péniches parfois, les ponts de la Saône souvent, les squattes Croix-Roussiens de temps en temps, le parc de Fourvière si j'ai une tente ou au « pire » les halls d'immeubles. En tout cas il me déconseille le métro, les centres d'hébergements, les petites rues, les places ou les gares : trop dangereux, trop froid, des flics, les « gens ». Je me demande combien sont comme lui, prennent sous leurs ailes et aident les « nouveaux ». Je lui demande où il dort. Il me répond que la journée il y a une péniche sur la Saône où l'on peut jouer aux cartes, discuter et boire du café mais que par contre ils n'acceptent pas les chiens. Je ne lui en demande pas plus, je comprends qu'il veuille se garder son endroit. On continue de parler avec un étrange détachement, il me dit qu'il a trouvé du travail comme déménageur mais que pour l'instant son patron est à Paris. Etrange détachement de la réalité, le monde du travail apparait loufoque et tristement excluant, à la fois possible et inatteignable, perpétuellement bloqué par des causes sans responsables. Paul a du boulot mais son patron est à Paris, on ne sait pas pourquoi, comment, ni depuis combien de temps, mais on attend comme si cette attente était le dernier fil qui nous rattache au réel. On se sépare sur cette dernière note, lointaine et effrayante.

     
    paru dans le torchon 5, mai 2009

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