• SDF (1/2): "Sans Diagnostique Fiable"

     Mercredi 29 octobre

    Je suis anxieux, je ravale ma peur tant que je peux. J'enfile une vieille veste à mon père, mes baskets vieillies de voyage et deux paires de chaussettes. Je prends le minimum, c'est-à-dire des clopes, d'la petite monnaie et de quoi écrire. Je ferme la porte de la maison sur les railleries de mes colocs et m'enfonce timidement dans cette froide nuit d'hiver. Quelques étoiles ont percé l'immense âcre de pollution. Je vais voir ceux qui n'ont plus d'étoiles, les oubliés du ciel. Le vent fouette mon visage enfoui sous une écharpe, il fait atrocement froid et je ne sais pas si je pourrais dormir dehors ce soir. Pourtant « eux » vont le faire, de toute façon ils n'ont pas le choix.


    GONZO: Sans Diagnostique Fiable

     

    Passer la nuit dehors, faire semblant, mentir, se tenir proche de la réalité, violer la « bonne conscience », faire l'enquête, « l'observation participante », Claude Lévi Strauss... Tout ça se mélange amèrement dans ma tête. Je ne suis pas à ma place. J'ai l'impression d'être un petit nanti candide qui va voir le bas monde. « Allez tiens si j'allais voir la misère, je suis sûr qu'il y a tant de choses à dire sur ces pauvres gens ». De quel droit, ai-je le droit, qu'est-ce que le droit pour ça ! Je sais que ces questionnements ont dut tourmenter pas mal de bons étudiants et de sérieux ethnologues, pourtant ces interrogations reviennent sans cesse.
    Bref, le temps qu'il faut à ma tête pour tout remettre en question j'arrive à Perrache, il est 22 heures. J'entends de la musique qui doit sortir d'un portable, « née sous la même étoile » d'Iam, prophétique...


    Mon pote m'attend déjà, un sourire malicieux perpétuellement accroché à sa bouche, une tête de serbe surmontée d'une crête devenue palmier et du rouge bon marché entre les mains. C'est bobo, le pote de tous les coups fourrés ou pas, des voyages et des nuits interminables. Il a accepté sans me poser plus de questions, les clodos lui il connait, il l'a été plus ou moins quelques temps, et avec eux on a passé souvent du temps mais jamais une soirée entière et jamais à but ethnologique, bien plus pour la simple rencontre (à certaines heures c'est le seul peuple vivant avec les flics. J'ai préféré y aller avec un pote, je ne vais pas au terrain de jeu et puis ma mère a insisté. Et c'est vrai que j'me sens plus rassuré, on va prendre un café au fourgon de médecin du monde.

    Il y encore quelques clodos, je vais les appeler clodos, aucun mot ne convient et aucun n'est dénudé de subjectivité, pas même l'académique sdf, alors allons pour clodos et laissons aux experts bureaucratiques les querelles de langage. La jeune femme drapée d'une croix blanche de médecins du monde me reconnait, et comme la dernière fois elle me tend un gobelet chaud et me demande si j'ai besoin de rentrer un peu à l'intérieur du camion pour me réchauffer. Un faible sourire et un « non merci » glissé entre mes lèvres suffissent à répondre. On se roule chacun une clope, déclic immédiat, clin d'½il et sourire complice.
    « Hey les gars, vous auriez pas aussi une clope pour moi ?»
    La cinquantaine, estropié, un bonnet simplement posé sur des cheveux tirant sur le gris, la barbe, la morve, le regard hagard, il n'y as pas de clichés pour les clodos. Je lui tends mon paquet, il roule en silence, cale sa clope au coin des lèvres et tâte ses poches.
    Bobo lui allume sa clope, il se présente:
    « J'mapelle Jean, j'viens de l'Ariège, c'est vachement plus beau qu'ici d'ailleurs, mais bon y'a rien là bas, pas de boulot, rien, alors je suis venu ici, ils font du bon café, et vous deux ? » Chaplin disait que la misère apprend l'humour, il n'a jamais autant eu raison. On reste un peu con avec bobo, cet élan de sympathie, ce déballage soudain, ça nous laisse perplexe. Je dis un peu sèchement :
    « On vient d'ici »

    La conversation s'engage avec un certain détachement, comme si à chaque instant nous pourrions être interpellés. Il nous demande où l'on compte dormir. On lui dit que le pont sous le périf de Perrache fera bien l'affaire.
    « Vous êtes pas fous ?! Avec ce froid vous serez congelés dans la nuit. Ah non ! Faut dormir autre part, appelle le 115, ou va au centre, mais là dehors c'est pas possible. Enfin c'est vot problème » Bam. La sentence est tombée, je suis cloué sur place, me demandant s'il se fout de nous, s'il voit qu'on n'est pas comme lui, ou qu'il nous propose un endroit pour passer la nuit ? Puis c'est lui finalement qui nous lâche le premier, devant nos regards hébétés, il s'enfuit dans la nuit.


    GONZO: Sans Diagnostique Fiable

    Quelques heures plus tard
    On est maintenant aux terreaux, assis sur les grandes marches de l'hôtel de ville avec trois clodos que nous avons suivis depuis que le camion-café de Perrache est retourné vers d'autres urgences, sans oublier de prendre des couvertures offertes par le SAMU venu les relayer. Avec bobo on est allés acheter de la villageoise, le vin plastiqué des pauvres. Je suis rassuré qu'il soit là pour la nuit et plus confiant qu'au début de soirée. Le vin passe de mains en mains, bobo est déjà lancé dans une grande discussion sur la nécessité des épiceries de nuit avec les deux autres clochards.
    Cols relevés, cigarettes aux becs on commence à plaisanter avec Pierre sur les étudiants entartés pour leur intégration qui se donnent en spectacle devant la fontaine aux quatre chevaux hurlants.
    Pierre a quarante ans mais en parait cinquante. Emmitouflé dans une quantité non mesurable d'habits aussi divers que sales, une casquette visée sur ses cheveux hirsutes teintés de blanc et de grosses chaussures de montagne, on dirait un père noël pauvre. Lorsqu'il me parle ses yeux ne me regardent pas, je n'ai compris qu'après que c'était un strabisme.
    J'ai rarement autant ri et je m'aperçois quel rempart celui-ci peut être face au dés½uvrement. Pierre est cocasse, la finesse avec laquelle il dépeint le monde lui enlève sa morosité. « Le rire de résistance » comme il dit. Alors il blague, la politique, les femmes, les « tantouses », les Juifs, les Arabes, les Belges tout le monde y passe pour ressortir ridiculement drôle. « Le manque d'humour est l'impolitesse de l'espoir » disait Locke et je crois bien que cette maxime guide la vie de Pierre.
    Quand après un fou rire je lui dis qu'il est drôle il me répond d'un air faussement sérieux :
    « Oh tu sais, l'humour est une façon de se tirer d'embarras sans se sortir d'affaire ». L'humour le fait tenir, « un peu mieux que les autres » même « si au final c'est pareil », il défie la vie en se moquant d'elle, il garde ainsi « les pieds aux froid mais la tête sur les épaules ». Certains se noient dans l'alcool, les drogues, les cachetons pour échapper à la réalité, lui il plaisante gaiement sur son sort, il ne veut pas « payer pour rester à un seul endroit » alors qu'il peut « être partout gratuitement ». L'humour est son bouclier face à la folie de la misère extrême.....(le torchon est fière de vous présenter son feuilleton de l'hiver, suite au prochain numéro!)

     

    Paru dans le torchon 4 janvier 2009
    illustration: constance ziegler,
    http://www.etonregarde.com/dessins.html

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